Une cicatrice verticale sur chaque joue et deux sur les tempes pour l’ethnie Nago. Quatre marques qui montent de chaque côté de la bouche pour les Yoroubas d’Oyo. Et même dix petites balafres rangées deux par deux sur le visage des Houédas. Beaucoup de peuples de l’Afrique portent sur la figure leur carte d’identité. Les scarifications faciales identitaires renseignent sur l’origine clanique et géographique de ceux qui les arborent. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui traversent la vie avec le visage comme drapeau. Reçue dès les plus jeune âge au terme de cérémonies rituelles, cette signature dans la chair tend à disparaître. Le mode de vie citadin, le recul de la tradition et l’évolution contemporaine des sociétés africaines laissent de moins en moins de place à ces usages désormais décriés et laissés à l’abandon. Ces cicatrices en plein visage parlent de tout. De la volonté (tellement d’actualité) de marquer son origine dans un monde globalisé plein d’identités en perdition. De la permanence de gestes qui tournent le dos à la modernité à l’occidentale pour célébrer des coutumes immémoriales. De la persistance de cette logique où la primauté de la tradition et la pression du groupe sont les pendants d’une solidarité familiale emblématique du continent. Sans les condamner ni les défendre, je voulais interroger ces marques indélébiles de la culture africaine. Et simplement les écouter, avant qu’elles ne se taisent. Bénin, novembre 2012, mai 2013 et janvier 2014 - © Laeïla Adjovi | Geneviève Boko vient de sortir de sept jours de retraite. C’est ainsi qu’elle s’est préparée à la “cérémonie de sortie” de sa fille, Marina. “C’est quelque chose de très important pour moi parce que ça fait partie de nos traditions.” Geneviève porte les cicatrices identitaires des Houédas. “Je suis contente que ce jour soit arrivé et qu’on le fasse aussi à mes enfants.” | Geneviève Boko et sa fille Marina, 6 mois, la benjamine de la famille Kossou Togbedji. La “cérémonie de sortie” est aussi appelée “Vodounkon, ce qui veut dire “se rapprocher de la divinité”. | Le Vodoukon rend hommage au Dangbe, la divinité vodun adorée par les Houédas et incarnée par le serpent python. Les pythons sont sacrés à Ouidah, et on dit qu’ils "ne meurent jamais". Ils ont leurs rites et leur temple (à droite et au centre) , situé face à la basilique construite après l’arrivée des colons français, à partir de 1903. Luc et Hospice ( à gauche), 10 et 12 ans, ont aussi dû faire une retraite avant le début de leur cérémonie de sortie. | Devant le palais du roi Kpassé, un des plus illustres ancêtres de la lignée, les rites commencent le matin en présence du “Premier ministre” de la communauté, qui porte le titre de “Dabgo Vigan Toyi”. “C’est carrément notre baptème traditionnel,” explique le sexagénaire. Selon lui, le Dangbe, “c’est l’esprit, la force spirituelle qui protège. Donc on amène l’enfant à cette force-là, et c’est une manière de le confier au Dieu de la famille”. | Aujourd’hui, la mère de famille ne touchera à rien. Ce sont les prêtresses, les vieilles tantes gardiennes de la tradition, qui font la cuisine. Elles se servent d’un ingrédient particulier, un petit poisson rare sans lequel la cérémonie ne pourrait avoir lieu. Devant Geneviève, deux petits trous sont creusés pour qu’y soit enterrée une partie du déjeuner, offerte à la terre et aux ancêtres. | A la nuit tombée, au terme d’un rite intime et secret, l’enfant reçoit un nouveau nom choisi par son père, selon les circonstances de sa naissance. Marina reçoit le nom de Soniyenflin, ce qui signifie en langue Fon “tiens bien compte du passé avant d’agir.” | Le lendemain, cette partie de la fête s’appelle la cérémonie du champ. La mère mime l’activité agricole, et tout ce qui lui était interdit pendant sa retraite, sortir au champ, préparer les repas, ou consommer du sel, tout cela lui est de nouveau permis. | Après qu’on leur a rasé la tête, les enfants sont amenés au couvent. Ils doivent rencontrer leur "Djoto". En langue Fon, le "Djoto" désigne l’esprit, l’ancêtre qui se serait réincarné. Cet ancêtre doit guider la destinée du jeune. Pour cela, un “Bokhônon” - un oracle – est la, assis sur une natte devant sa tablette tapissée de kaolin, pour consulter le Fâ. | Bokhônon Dah Hessou jette des colas puis trace dans la poudre de kaolin des traits parallèles, selon la position des noix quand elles retombent. Il consulte le Fâ. Le Fâ – aussi appelé Ifa- est un système de géomancie divinatoire africaine ajouté en 2005 par l'UNESCO à la liste du patrimoine oral immatériel de l'humanité. | Après les deux jours de cérémonie, chaque parent décide ou non si les enfants traverseront aussi la dernière étape, celle de la scarification. “Aujourd’hui, ce n’est plus obligatoire, assure le vigan. On n’oblige plus personne.” Mais les parents d’Hospice (photo), Luc et Marina ont déjà pris leur décision. Dans la cour de chez Gamba Dahoui, “coupeuse” depuis des années, on met de la cendre sur les endroits du visage qui doivent recevoir les entailles. | Marina et Luc ( à droite) lors de la scarification rituelle. | Hospice (photo), et son frère Luc, 12 ans et 10 ans, ont eu les joues, les tempes et le front incisés au couteau sans qu’ils versent une seule larme. | Dans une bassine à moitié remplie d’eau, Gamba Dahoui verse du gin, avant d’y écraser des feuilles d’isope et de moringa. C’est là que les nouveaux initiés laveront leurs blessures, sous le regard effaré d’un des enfants du quartier. Selon la ministre de la santé du Bénin, Dorothée Kinde Gazar, les cas d’infections liées à la scarification rituelle sont très rares. “Nos tradi-thérapeutes ont des plantes qui servent non seulement d’antibiotique, d’antiseptique, et d’anti-inflammatoire.” | Gamba Dahoui est très fière de sa fonction. C’est toujours la même lame, chargée d’une dimension mystique, qui est utilisée pour la scarification. “Je ne la fais pas bouillir, je la nettoie seulement avec de l’huile rouge. ” Depuis des années les institutions sanitaires du pays font de la sensibilisation pour que les "cicatriseurs" changent de lame pour chaque enfant, pour éviter la transmission du VIH et d'autres maladies. | Une semaine plus tard, les plaies ont bien cicatrisé. Geneviève continue d'y appliquer du charbon après chaque toilette, pour ses vertus cicatrisantes. Luc et Hospice ont repris l’école. “Mes camarades m’ont demandé si ça fait mal. J’ai répondu que non. Ils m'ont demandé si j’ai pleuré, et j ai dit que non”, fanfaronne Luc. “Je suis content d’avoir ça. Avant quand je sortais avec mon grand-frère, qui a les marques, les gens ne croyaient pas que c'était mon frère. Ils disaient "Alors pourquoi il a les scarifications de ta famille et toi non?” Donc maintenant, ça va mieux, on est pareil.” | La petite Marina grandira donc elle aussi avec ces marques qu’elle n’a pas choisies. Même si aujourd’hui la pratique décline, dans tout le pays on peut encore voir de nombreux visages portant l’empreinte de la tradition. | Au nord du Bénin, dans le département de l’Atacora, la pratique de la scarification identitaire est encore assez répandue. Dans la ville de Djougou, le roi Kpetoni Koda IV (au centre), roi de l’ethnie Yom, défend cette tradition. Les garçons portent trois balafres sur chaque joue, et les filles, quatre. Afoussa Kpetnoi, agée de 2 mois, (à droite) est une des petites-filles du roi. Selon sa grand-mère Fati Issaka, elle a reçu les marques 7 jours après sa naissance. | Matinou, 12 ans, un des petits-fils du roi, porte une chemise cousue pour le Gani, une cérémonie célébrée à la fin des récoltes. Au moment du Maouloud et du Gani, les fils du roi habitant à la ville se réunissent et font faire les marques aux derniers nés qui n'ont pas pu les recevoir à 7 jours. | Michael Guédézoumé, de la ville de Bohicon, a reçu ses cicatrices en hommage à son aïeul. Il envisage de les transmettre à ses enfants quand il en aura, même si “de nos jours, le monde change. Certains se disent que si ils font ça à leur enfant, il deviendra vilain. Et puis l’église aussi est venue neutraliser la tradition. C’est pour ça que les gens se disent “on a pas besoin de ça…” | Edith Nkia fait partie de l’ethnie Otamari, et vit dans le village de Kwaba, dans le Nord du Bénin. Le peuple Bétamaribé est connu pour ses scarifications faciales très fines et très nombreuses, mais aussi pour ses maisons caractéristiques appelée "Tata". | En plus de scarifications faciales faites dès le plus jeune âge, certaines jeunes femmes bétamaribé se font tatouer le ventre et les reins à l’adolescence. Ce n'est pas obligatoire, c’est uniquement pour “ montrer son courage” explique Edith, maman de deux enfants et enceinte du troisième. | Après avoir fait scarifier ses trois premiers enfants, Sinkeni Ntcha a abandonné la pratique “… à cause du sida. J’avais vu une sensibilisation où on nous disait de ne pas utiliser la même lame pour tout le monde, mais les chefs n’ont pas voulu écouter, donc moi j’ai abandonné à cause de ca”. Pour lui les scarifications identitaires ne “servent à rien”, et bien d’autres éléments, comme la langue, les cérémonies d’initiation, ou les danses et l'habitat traditionnels suffisent à cimenter la culture otamari. | Diene Ndah, à l’intérieur de son Tata. Tous ses enfants sont scarifiés. Sa femme, Kanti Kouabo, porte une croix autour du cou et allie - comme de nombreux Béninois - culte animiste et religion catholique. “Quand on va à l’église, dans toute prière, on parle de Dieu. Et sur les fétiches, quand on demande quelque chose on parle aussi de Dieu. Tout est lié”. | Nkwehi Ndah (à droite), fils de Diene Ndah, ne se souvient pas du jour où on lui a fait les marques. Sa mère précise qu’il a fallu le tenir bien pour ne pas qu’il s’enfuit ce jour-là. Maintenant, il est fier de cet héritage. Tous ses enfants portent les cicatrices. | Télesphore Sékou Nassikou est chef des programmes d’une radio locale dans la ville de Natitingou, dans le Nord du Bénin. Il est fier de ses scarifications, défend cette pratique, et ne veut pas entendre parler "d’atteinte aux droits de l’enfant". “On ne prend pas l’avis d’un enfant qui ne sait pas parler pour lui donner des comprimés quand on sent qu’il chauffe. On ne prend pas l’avis d’un enfant avant de le baptiser chez les Catholiques ou chez les Musulmans. On ne prend pas l’avis d’un enfant avant de le vacciner contre la poliomyélite ou toute autre maladie. On n’est pas en train de violer les droits de l’enfant en lui faisant les cicatrices, on lui dit juste d’où il vient, et ce à quoi il a affaire dans la vie. Lorsque vous avez les cicatrices, ça veut dire que vous avez parcouru un temps de douleur. Ca vous prépare à la vie. On vous montre que vous venez juste de commencer et surtout de ne pas penser que ce serait facile. C’est exactement le message que je crois que ces cicatrices passent.” | Moustapha Ganiou, dans son salon de coiffure de Natitingou. “Ce que j’ai sur les joues là, ça montre mon ethnie, que je suis Yoruba. Et je suis fier d’être Yoruba. Je suis à l’aise avec ça dans ma peau! Mes enfants? Non, ils ne portent pas ça. Je n’ai pas choisi cela pour eux, parce qu’aujourd'hui, le monde a évolué.” |