Comment photographier l’attente? Mettre en image la séparation, le manque, le vide laissé par l’autre? Dévoiler une des faces cachées de la migration, tout en respectant la pudeur de celles – et elles furent nombreuses – qui acceptent de parler mais refusent à tout prix de montrer leur visage ? Tout d’abord, gagner la confiance. Expliquer, réexpliquer, toujours, encore. Dire et répéter à Cumba, Ndeye, Fanta ou Alimata pourquoi leur voix et leur image d’épouses d’émigrés importent. Et peu à peu les faire sortir de ce théâtre d’ombres où elles ont été privées du rôle principal. Au début, toutes pensaient un jour rejoindre leur mari. Toutes ont cru que leur tour viendrait de traverser l’océan. Mais beaucoup ont dû se résoudre à la solitude. Mettre leurs rêves en sourdine, accepter de vivre la migration juste par procuration. De si longues nuits raconte l’histoire de femmes bloquées dans le no man’s land de l’attente. C’est une alliance que l’on a jamais quittée, un profil en contre-jour qui parle de nuits sans sommeil, des mains qui se tordent, des larmes parfois, des rires aussi, ou des récits qui sonnent comme des avis de recherche. Mais photographier l’attente, ce n’est pas juste montrer des fantômes ou des victimes. Car ce qui frappe – et qui reste à l’esprit – ce ne sont pas les vies tronquées, les espoirs rassis, ou les rêves couverts de poussière. C’est plutôt la résilience. L’auto-dérision. La dignité de femmes qui ont l’humour comme armure. Photographies argentiques prises en 2015 à Louga, Sénégal, Abidjan, Côte d’Ivoire, et Béguédo, Burkina Faso, dans le cadre d’un projet éditorial réalisé avec Aurélie Fontaine. © Laeïla Adjovi How do you photograph the act of waiting? How do you make pictures of separation, expectation, longing? How do you shed light on one of the hidden faces of international migration – the wives in waiting – while respecting the privacy of those who have stayed behind and are often reluctant to be seen? Before anything else, you have to explain and earn trust. You have to repeat over and over again to Cumba, Ndeye, Fanta, Alimata and so many others that their voices and their stories do matter. You have to explain that it is important to know about their lives, even if it is their husband who took on the adventure of going to look for the ‘European dream’. At first, many of these wives thought they would join their migrant husbands. They are called ‘Modou Modou’ in Senegal or ‘Benguiste’ in Ivory Coast – African men who left for Europe in search of better prospects. You’ve seen the most unfortunate ones on the news. The ones who drown at sea during the travel. Before their departure or as they settle on the other side, many of them get married in their community or village of origin. Countless girls and families from a poor or rural background believe that marrying a migrant bears the promise of a wealthier life. Most of the migrants’ wives I met initially believed in their good fortune. But in time, many have had to silence their dreams. Left behind in their husbands’ families, they can only travel via a proxy. The photo series ‘Such long nights’ tells the story of women entrapped in a no man’s land. Faces and places in tales of constant waiting. I have chosen medium format film photography to avoid the immediacy of digital photography, as well as black and white prints to allow me to spend time in my own darkroom, and work on this documentary essay at a pace that reflects lives and couples running at idle speed. Photographing African spouses waiting for the return of their men is not just about portraying disappointment and victims. The most striking parts are not the truncated lives, unfulfilled hopes and rusty dreams. It is the resilience. The self-irony. The dignity of women who hold their sense of humour as if it were steel armour. Analog photographs taken in 2015 in Louga, Sénégal, Abidjan, Ivory Coast, and Beguedo, Burkina Faso, as part of a book project with Aurélie Fontaine. © Laeïla Adjovi | Ndeye Ba est la présidente de l'association des épouses d'émigrés de Louga, au Sénégal. L'association existe depuis 4 ans et regroupe une quarantaine de femmes. Son mari, chauffeur mécanicien, est parti pour l'Europe trouver un meilleur travail. C'était il y a plus de 15 ans. / Ndeye Ba is the president of the association of migrants' wives in Louga, Senegal. Her husband was a mechanic in Louga, until he left for Europe to find a better job. That was more than 15 years ago. She has not heard of him since. | Louga est une ville sans cesse en chantier. La petite bourgade est surnommée "la capitale des Modou-Modou". Ce terme désigne en langue wolof un Sénégalais qui a émigré à l'étranger pour des raisons économiques. Ici, les centaines de maisons en construction témoignent de l'argent envoyé par les émigrés, et de leur volonté de mettre à l'aise les leurs. /Louga, continuously under construction, is nicknamed "the capital of Modou-Modous". In Wolof, a Modou-modou is a man who migrated to Europe for economic reasons. They often send money to build houses in Louga and provide for their family who stayed behind. | A Louga, Ndeye Ba fut l'une des seules épouses d'émigrés à m'autoriser à la photographier à visage découvert. Sans nouvelle de son homme depuis presque deux decennies, elle parait encore abasourdie par cette attente qu'elle refuse de transformer en deuil. Elle n'est ni divorcée, ni veuve. Elle n'a jamais pu se remarier. Elle montre un portrait de son mari, en Belgique la dernière fois qu'elle l'a eu au téléphone, il y a plus de 15 ans. Elle est toujours à sa recherche :"Si vous le voyez, dites-lui que ses enfants veulent voir leur père."/ Ndeye Ba was the only spouse of migrant in Louga who accepted to disclose her name and her face. She has not heard from her husband since he arrived in Belgium 17 years ago. "If you see him, she says, tell him that his children want their father." | Khady ( pseudonyme), 38 ans, a été mariée à 21 ans. Son mari travaillait déjà en Italie depuis 4 ans lorsqu'il l'a épousée. Comme il avait les papiers et un bon travail là-bas, au début, il revenait tous les 6 mois. Au bout de 4 ans, il lui a construit une maison à Louga. Le couple a eu 3 fils. Et puis, les choses ont commencé à se gâter. Le mari de Khady s'est désintéressé d'elle et a pris une deuxième femme plus jeune. Elle a fini par obtenir le divorce en 2013, même si dans cette zone conservatrice, le divorce est souvent vécu comme une honte pour la famille. /When Khady (pseudonym) got married at 21, her husband was already working in Italy. After years of marriage, he took a younger second wife. She fought hard to get a divorce, in a conservative area where divorce is often considered a shame for the family. | Ndeye Maguette se sent seule. "Les nuits durent longtemps, trop longtemps". A 32 ans, elle est mariée depuis 10 ans à un homme qui travaille comme vendeur ambulant aux Etats-Unis. Au début, elle ne voulait pas l'épouser. Mais ses parents ont insisté. "Ils me disaient que cet homme m'apporterait du bonheur et qu'il pourrait subvenir aux besoins de nous tous." / Ndeye Maguette (pseudonym) is lonely. "The nights last so long" she says. At 32, she has been married for 10 years to a man who lives in the US. At first she did not want to marry him but her parents insisted. "They said this man could bring me happiness and provide for the whole family". | Le mari de Ndeye Maguette revient quand il peut, tous les deux ou trois ans. Il lui téléphone et envoie de l'argent régulièrement. Le couple a eu deux filles qui vivent avec leur mère. Ndeye n'envisage même plus d'aller rejoindre son époux aux Etats-Unis "Non, il n y a rien pour moi là-bas". / Ndeye Maguette's husband comes back every two or three years. The couple has two daughters who live with their mother. After all these years, Ndeye Maguette no longer sees herself joining her husband abroad in the US. " There is nothing for me over there", she says. | Le mari de Ndeye Fatou (pseudonyme), 50 ans, était déja un modou-modou avant leur mariage. Ingénieur en bâtiment, il a beaucoup bougé, au Maroc, en Côte d'Ivoire, au Burkina Faso, en Italie. Au début, il revenait très souvent, et envoyait beaucoup d'argent. Et puis au bout de quelques années, il s'est remarié. Ndeye Fatou a bataillé pour obtenir le divorce, qu'elle a finalement obtenu après presque 30 ans de mariage. / Ndeye Fatou's (pseudonym) husband was already a Modou-modou when the two got married. He travelled to Morroco, Ivory Coast, Italy. He never took her with him, and never discussed family reunification. When he took a second wife, she battled to get a divorce. She finally got it after almost 30 years of marriage. | A Abidjan, la bouillonnante capitale de Côte d'Ivoire, un séjour à Paris est souvent vu comme une escale obligatoire dans l'itinéraire de la réussite sociale. Dans l'argot ivoirien, l'Europe est désignée comme "Bengué" et ceux qui y vont sont les "benguistes". De nombreuses chansons de Zouglou - musique populaire ivoirienne - décrivent la vie du benguiste quand il revient au pays./ In Abidjan, the bustling capital of Ivory Coast, a stay in Europe is often seen as a must on the itinerary of social success. In Ivorian slang, Europe is called "Bengué" and the ones who go there are the "Benguists". | Danielle (pseudonyme), 34 ans, n'était pas vraiment pour que son mari aille vivre à l'étranger, Mariée à 18 ans à un médecin qui gagnait plutôt bien sa vie, elle s'est laissée convaincre quand il lui a expliqué qu'il aurait de meilleurs revenus en exercant ailleurs, et que c'était "pour mettre les enfants de bonnes écoles". Le couple a eu deux filles avant que Danielle ne découvre que son mari avait une double vie, et un enfant hors mariage. Elle a demandé le divorce, il a refusé, disant qu'ils allaient pouvoir tout régler. Mais elle semble avoir pris sa décision :"Aujourd'hui, je ne me sens même plus coupable de voir un autre homme"./ Danielle (pseudonym) did not want her husband to move outside the country. But as a doctor, he felt he could make a better living abroad. So he convinced her. But now he has another marriage in France. "Today, I don't even feel guilty anymore about seeing another man, she says. | Quand Fatou (pseudonyme) a rencontré son mari en 2007, ce fut le coup de foudre. Mais elle a toujours rêvé de pqrtir en Europe, donc même s'ils s'aiment, elle l'encourage à partir. En 2012, il franchit le pas. Au début, il revient tous les 6 mois, mais faute de moyen, ça fait un an qu'il n a pas pu rentrer à Abidjan. Grâce au smart phone qu'il lui a offert, ils se parlent presque chaque jour. Elle a une formation dans le milieu medico-social et ils se sont promis de construire un avenir ensemble./ When Fatou (pseudonym) met her husband in 2007, it was love at first sight. But this love could not compete with her dream of going to Europe. So she encouraged her husband to migrate. He has not been able to come back to Abidjan for a year, for lack of means. But she believes in him, and they both seem committed to building a life together in Europe. | Chaque jour, le fils de Fatou, qui a presque 3 ans, demande à sa mère quand son père va revenir. Il pose aussi la question dès qu'il voit passer un avion dans le ciel. Il n'a pas vu son père depuis un an./ Fatou's son often asks when his Dad will be back. The little boy also asks about his father every time he sees a plane in the sky. The boy has not seen his father for a year. | Au Burkina Faso, la petite ville de Béguédo est parfois appelée 'Little Italy'. Au fil des années, des milliers d'hommes de l'ethnie Bissa, majoritaire dans cette région, ont migré en Italie. Le retour périodique des "Italiens" suscite l'engouement des jeunes filles. D'après Béatrice Bara, ancienne maire de Béguédo,"la moitié des femmes mariées ici ont leur maris à l'étranger"./ In Burkina Faso, the town of Beguedo is called 'Little Italy'. Over there, men of the Bissa community have been leaving home to work in Italy since the early 80's. The former mayor says that half of the married women here have their husband abroad. | A Béguédo, on distingue les anciens "Italiens" des nouveaux. Les anciens sont partis dans les années 80, et ont pu prospérer avant la crise économique. Le mari de Momimata Sambare fait partie de ceux-la. "C'est difficile pour nos belles filles parce que leur mari ne peuvent pas rentrer souvent, alors que de notre temps, chaque 6 mois il était là", raconte-t-elle. Les conditions d'entrée sur le territoire Italien et d'obtention d'une carte de résident se sont aussi considérablement durcies, rendant plus difficile les allers et venues. / Here, people differentiate "old" and "new" Italians - the formers are men who left for Europe before the economic crisis. 30 years ago, Momimata married one of them. Fatimata, married to a "new Italian" is not as well off as her mother in law. | Alimata et Nématou Bara ont la vingtaine, et vivent "dans la même cour" : Elles sont mariées à deux frères partis en Italie en 2005, et habitent donc la même concession, chez leurs beaux-parents. Les maris reviennent tous les deux ou trois ans. Aucune ne s'attendait à vivre si chichement "Mais la vie est difficile en Europe, assure Alimata, il n'y pas de travail". Sans parler de la solitude. Les deux jeunes femmes se serrent les coudes pour elever leurs deux enfants, et se taquinent sans cesse sur leur condition, qu'elles espèrent provisoire. / Alimata, 24, and Nima, 22, are her sisters-in-law, married to two brothers living in Italy. The two women have become close, sharing the hardships of bringing up their children on their own, and cracking jokes about that as often as they can. | Nematou est restée sans nouvelle de son mari parti en Italie pendant plus de 6 mois. Elle a continué à travailler au champs, faire son petit commerce et à élever à leur deux enfants. Et puis un jour sans prévenir, il est revenu. Nematou regrette d'avoir arrêté l'école trop tôt. "J'aurais pu être médecin ou fonctionnaire, mais maintenant c'est trop tard". Après sa première grossesse, ses beaux-parents ont refusé qu'elle continue. / Nematou did not get news from her husband for months. She kept on working to bring up their two children, until one day out of the blue he came back. She expresses one regret - having had to drop out of school too soon. After her first pregnancy, her in-laws said she had to stay home. | Alimata, 26 ans, fait pousser arachides, gombo et oignons, tout en tenant un commerce de charbon. Mariée depuis 7 ans à un 'Italien' elle n'a pas passé plus de 6 mois avec lui sous le même toit depuis leur mariage. Il revient tous les 2 ou 3 ans, selon ses moyens. Ce n'est pas la vie qu'elle aurait voulu, mais "quand tu es une petite fille tu connais quoi? Dès que tu vois un Italien, tout ton corps tremble," rigole-t-elle. "Mais maintenant, je voudrais juste qu'il revienne. Peut-être qu'on peut travailler ensemble ici"/ Alimata grows peanuts and vegetables and owns a small business selling charcoal. In the seven years she has been married, she spent less than six months with her husband."Now I just want him to come back. And maybe we can work together." | A Béguédo, presque pas de routes goudronnées, pas de centre commercial, pas de cinéma, et un cyber café tout récent. Par contre, près d'une demi douzaine d'établissement bancaires ou de transfert d'argent existent dans la ville. Selon le sociologue Mahamadou Zongo, "Ici, quelqu'un qui n'a pas migré est considéré comme quelqu'un qui n'a pas les yeux ouverts."/ Here, someone who travelled far is said to have "his eyes opened", and a huge part of the people in Beguedo rely on remittances. There are no tarred road and no supermarket but money transfer desks and banking establishments are flourishing. | Même humiliée par la présence imposée d'une co-épouse de 20 ans sa cadette, Awa ne perd pas son sens de l'humour. Elle qui avait suivi son mari au Gabon et prit le goût du voyage, a dû rentrer au village suite à une maladie. Quelque temps plus tard, l'époux a continué sa route vers l'Italie, avant d'annoncer qu'il se remariait. Awa a dû accepter. C'est pourtant une femme fière. Elle a le verbe haut et un rire sonore quand elle raconte comment à l'époque, elle avait renvoyé un mandat parce qu'elle estimait que le montant de l'argent expedié était ridicule. " Une fois, il m'a envoyé 2 500 francs! J'ai fouillé encore dans l'enveloppe, 2500 francs! J'ai dit merci, félicitations, bon appétit, mais je préfère encore aller grouiller ( = travailler dur, se démener) et gagner ça moi-même"./ Awa Sagne, 38, laughs at her own misfortune. "Once my husband abroad dared to send me 2500 francs! (around 3 euros) I looked again, and then I just sent it back, saying thank you but no thank you, I would rather work and earn that myself". | Malika (pseudonyme) 22 ans, mariée depuis 3 ans à un Italien, vend des bananes et des pagnes au marché de Béguédo. Elle a discrètement ouvert un compte en banque et y met de l'argent dès qu'elle en a l'occasion. "On ne peut pas tout dire, ni faire confiance a 100%". Un proverbe Bissa résume bien son attitude. "Si tu dors sur la natte de quelqu'un, c'est comme si tu dors par terre."/ Malika (pseudo) often speaks to her husband in Italy on the phone he gave her. But whenever she can, she discretely puts some of her own earnings aside. She follows a Bissa proverb that says it all : "Sleeping on someone else's mat is like sleeping on the floor". |